Dans l’édition de novembre 1950 du légendaire Chasseur Français, R. Portier livrait un témoignage passionné et précis sur les aloses, ces poissons migrateurs qui peuplaient jadis nos rivières. Entre observations naturalistes et souvenirs de pêche, ce texte nous replonge dans un monde disparu, où la Loire bruissait encore des remous de ces poissons argentés.
đź“° Les aloses

« Les aloses sont des poissons migrateurs, comme le saumon, et c’est pourquoi j’en parle aujourd’hui. On les trouve dans toutes les mers qui baignent nos cĂ´tes françaises et elles viennent dans tous nos fleuves. Elles habitent au large pendant la plus grande partie de l’annĂ©e. C’est au printemps que leurs troupes, composĂ©es d’individus des deux sexes, s’approchent des rivages et pĂ©nètrent dans les estuaires. La remontĂ©e commence en mars, mais, comme elles ne parcourent guère plus de 20 kilomètres par jour, ou plutĂ´t par nuit, il leur faut un temps apprĂ©ciable pour arriver dans la partie haute des fleuves oĂą elles frayeront.
De 1896 Ă 1904, j’ai pu constater leur prĂ©sence dans notre Loire, aux environs d’AndrĂ©zieux, que j’habitais alors, dès le 10 mai habituellement. Elles ne remontaient guère plus haut que Saint-Victor-sur-Loire, oĂą l’on en prenait quelques-unes. L’arrĂŞtĂ© prĂ©fectoral permettait de les pĂŞcher la nuit, jusqu’Ă 23 heures. C’est au grand Ă©pervier clair qu’on en prenait le plus, sur les lieux de fraie et aussi Ă l’aide d’une espèce de truble d’assez grandes dimensions, rĂ©pondant au nom bizarre de « pĂ©ligasse ». Ă€ la ligne, les captures Ă©taient très rares parce que, dans le jour, ces poissons restent immobiles dans les fosses profondes. Elles frayent de 21 Ă 23 heures environ, dans des courants assez rapides, graveleux, propres et peu profonds (0m,60 Ă 1 mètre). Leurs Ă©bats s’entendent de loin et alertent les pĂŞcheurs.
Ă€ partir de 1904, annĂ©e de chaleur et de sĂ©cheresse anormales, oĂą elles pĂ©rirent presque toutes, je n’en ai plus revu chez nous.
Il existe deux espèces diffĂ©rentes d’aloses :
1° L’alose commune (Alosa vulgaris), qui appartient, comme le hareng, Ă la famille des ClupĂ©idĂ©s. Mais, alors que le hareng, auquel elle ressemble beaucoup, ne mesure guère que 0m,25 de long, l’alose adulte atteint couramment de 0m,70 Ă 0m,80. Cependant, son poids ne rĂ©pond nullement Ă cette belle taille. Alors qu’un saumon de 0m,80 pèse environ 15 livres, l’alose de mĂŞme taille n’arrive que difficilement Ă 3 kilogrammes. Cela tient Ă la minceur de son corps, très comprimĂ© latĂ©ralement, comme celui du hareng. Ce corps est assez Ă©levĂ©, aminci vers la queue. Les nageoires, sauf la caudale, grande et fourchue, sont de grandeur mĂ©diocre.
La tĂŞte est plutĂ´t petite, la bouche fendue presque jusqu’Ă l’Ĺ“il, n’a de dents qu’Ă la mâchoire supĂ©rieure, et encore sont-elles peu visibles. Le dos est verdâtre, les flancs et le ventre d’un blanc argentĂ© brillant. En arrière des ouĂŻes existent deux taches noires très apparentes.
2° L’alose finte (Alosa finta) est très voisine d’aspect de la prĂ©cĂ©dente. Cependant, elle paraĂ®t plus mince encore et plus allongĂ©e ; ses flancs sont ornĂ©s de 5 ou 6 taches noirâtres ; elle a des dents aux deux mâchoires. Sa taille ordinaire est de 0m,45, avec un poids d’un kilogramme environ.
Elle a les mĂŞmes mĹ“urs que l’alose vraie, mais son frai a lieu un peu plus tard et se fait plus en aval ; elle remonte moins haut.
Sa chair est sèche, farcie d’arĂŞtes, nettement infĂ©rieure Ă celle de l’alose commune, qui, dit-on, gagne en qualitĂ© après un sĂ©jour de quelques semaines en eau douce.
Après le frai, les aloses, quelle que soit leur espèce, deviennent maigres, Ă©puisĂ©es, malades, et se laissent redescendre vers la mer par les courants. Bien peu, dit-on, revoient l’eau salĂ©e, et leurs cadavres jonchent les grèves aval des grands fleuves, en juillet-aoĂ»t.
L’incubation des Ĺ“ufs, pondus dans les graviers, est courte (dix Ă douze jours). Les petites aloses, qui ressemblent Ă nos ablettes, grandissent assez vite. En septembre, elles ont de 8 Ă 10 centimètres de long et redescendent Ă la mer ; elles ne reviendront qu’Ă l’Ă©tat adulte, pour frayer Ă leur tour.
Comme nous l’avons constatĂ©, les aloses ont beaucoup diminuĂ© de nombre dans nos cours d’eau ; on en accuse la multiplicitĂ© des barrages et la pollution des eaux. Il serait cependant possible, dans une certaine mesure, d’y remĂ©dier, mais qui y songe au milieu de nos tracas ? Laisser faire semble ĂŞtre le mot d’ordre.
Voici la liste des cours d’eau de France oĂą remontaient rĂ©gulièrement autrefois de très nombreuses aloses : l’Aisne, l’Allier, l’Ardèche, la Cèze, la Dordogne, le Gardon, la Garonne, l’HĂ©rault, l’Isère, la Loire, le Lot, l’Oise, le RhĂ´ne, la SaĂ´ne, la Seine, le Tarn et la Vilaine ; sans doute j’en oublie quelques-uns. Dans combien de ces rivières la migration s’est-elle continuĂ©e ? Je ne le saurais dire, mais, en tout cas, elle a fortement diminuĂ© d’intensitĂ©.
J’ai lu quelque part que des essais de repeuplement en masse de ces poissons avaient Ă©tĂ© tentĂ©s aux États-Unis, mais je n’en connais pas les rĂ©sultats. La nage des aloses Ă©tant très puissante, il a Ă©tĂ© affirmĂ© que les lamproies en profitaient pour se faire vĂ©hiculer par elles en s’attachant Ă leur corps par leur bouche-ventouse ; ce n’est pas impossible.

Dans nos pays du Centre, la pĂŞche Ă la ligne de l’alose ne donne que des rĂ©sultats dĂ©cevants, mais il n’en est pas de mĂŞme en certains estuaires au moment de la remontĂ©e. On les prend aux gros vers, au vif, aux poissons morts, Ă la petite cuillère brillante, et mĂŞme aux mouches artificielles de taille moyenne (hameçons nos 6, 7 ou 8), qui servent Ă pĂŞcher la truite de mer ou les saumoneaux de printemps. Sans doute rĂ©ussirait-on aussi avec l’arĂ©nicole, la gravette, la petite civelle, ou mĂŞme la crevette crue ou cuite ; je n’ai pas eu le temps d’expĂ©rimenter ces dernières esches, et les seules aloses que j’aie capturĂ©es l’ont Ă©tĂ© Ă la mouche ou Ă la cuillère.
La touche de l’alose est franche, parfois mĂŞme brutale, surtout aux leurres artificiels. Sa dĂ©fense, assez vive au dĂ©but, ne dure pas longtemps ; elle est vite fatiguĂ©e et se laisse amener assez aisĂ©ment.
Il est bon, cependant, de la brusquer un peu et de faire intervenir au plus tĂ´t la gaffe, plus efficace que l’Ă©puisette pour ce poisson au corps allongĂ© qu’il est peu facile d’empocher.»
Infos source
- Source : Le Chasseur Français N°645 Novembre 1950 Page 661
- Auteur : R. PORTIER.
- Titre : Les aloses
- Rubrique : La pĂŞche
En résumé
Ce témoignage du Chasseur Français des années 1950 est bien plus qu’un simple article de pêche : c’est une fenêtre ouverte sur les pratiques d’une époque, sur l’état de nos rivières et sur les espèces aujourd’hui en danger.
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Notes :
📌 Les images illustrant cet article (carte postale ancienne, photo personnelle) ont été ajoutées par mes soins.
⚠️ Note : certaines techniques décrites ici peuvent être aujourd’hui interdites ou réglementées. Vérifiez toujours les lois en vigueur avant de pratiquer.
Article publié initialement en 2007.