La crevette grise dĂ©jĂ en 1950 – Un article du Chasseur FrançaisÂ
đ° La crevette grise
«Il existe deux espĂšces de crevettes, qui diffĂšrent par leur structure, leur couleur, aussi bien avant la cuisson qu’aprĂšs, et leur goĂ»t â du moins le goĂ»t qu’on leur prĂȘte : la grise et la rouge.
Nombre de gens de terre confondent aisĂ©ment ces deux sortes de crangon, salicoques ou chevrettes, ce en quoi ils ont Ă la fois tort et raison. Tort, parce que l’aspect de ces crustacĂ©s comme leur mode de pĂȘche demeurent trĂšs dissemblables ; raison, parce que leur saveur est Ă©gale, quoique diversement apprĂ©ciĂ©e. Tort aussi, parce que si nos citadins tenaient, Ă la poissonnerie, l’anse du panier, ils dĂ©couvriraient vite, comme ne peuvent manquer de le faire leurs Ă©pouses, ou leurs cuisiniĂšres (le plus souvent les deux rĂ©unies), que les prix applicables Ă ces deux crevettes, sur l’Ă©tal, vont du simple pour la grise au quintuple pour la rouge. Et je me sais ainsi beaucoup plus modeste que ces prix eux-mĂȘmes.
Il faut dire aussi, ceci expliquant cela, que la premiĂšre espĂšce pullule sur la plupart de nos cĂŽtes, alors que la seconde y reste assez rare ; et Ă©galement que la rouge se pĂȘche bien plus malaisĂ©ment que l’autre. Puisque nous dĂ©butons dans l’art de pĂȘcher, c’est par la grise que nous commencerons donc.
Une autre raison, de temps, milite d’ailleurs en faveur de ce choix. La crevette rouge n’est guĂšre accessible au pĂȘcheur amateur que durant les mois chauds, tandis qu’il capturera facilement la crevette grise dĂšs fĂ©vrier, qui nous ouvre aujourd’hui ses portes.
Nous nous reverrons dans une douzaine de semaines pour discuter de la rouge. Qu’il vous suffise aujourd’hui de savoir surtout qu’elle est plus grosse que la grise, d’une carapace bien plus dure, et qu’elle vit presque exclusivement sur des fonds rocheux, et toujours de rochers pourvus d’algues ou de varechs.
Par contre, la crevette grise ne se rencontre jamais que sur le sable, premier point essentiel, et sur des fonds de sable Ă grain fin, jamais Ă gros grain. Alors que la rouge est assez individualiste et ne se pĂȘche guĂšre qu’Ă l’unitĂ© (pour un demi-mĂštre carrĂ© de surface, par exemple), la grise vit en colonies, particuliĂšrement denses, et on la ramasse Ă pleines poignĂ©es, comme vous le pourrez constater vous-mĂȘme.
Sable, et sable fin, voilĂ qui doit guider vos premiĂšres investigations sur les grĂšves. La couleur du sable importe peu, en principe, mais la crevette grise prolifĂšre bien davantage sur des sables gris ou blancs que sur des sables rouges ou dorĂ©s, c’est un fait.
Une fois déterminée une grÚve de cette sorte, et de préférence des grÚves plates aux larges étendues, autant que possible ravinées de rus de terre, il conviendra de vous armer du filet et du panier nécessaires, aprÚs avoir consulté le calendrier des marées.
L’appareil de pĂȘche sera de vastes dimensions, une envergure de 1m,20 constitue le minimum utile. Il me semble bon de vous en signaler les caractĂ©ristiques primordiales.

L’engin de forme classique, dit grand havenet, se compose d’une armature en T sur laquelle est fixĂ© un filet Ă poche profonde, mais aussi Ă large ouverture. C’est l’instrument le plus couramment employĂ© en la matiĂšre. Selon les coins de cĂŽtes envisagĂ©s, il porte surtout les noms de truble, pousseux, bourraque, chevrette ou crevettier â une sorte de filet d’enfant Ă grande Ă©chelle (encore que le contraire s’avĂšre plus exact). Il servira Ă toutes fins, et aussi bien pour la crevette rouge que pour la crevette grise. On s’en procurera aisĂ©ment chez un marchand d’articles de pĂȘche du secteur portuaire considĂ©rĂ©, Ă des prix assez modestes en gĂ©nĂ©ral. Certains spĂ©cialistes fabriquent aujourd’hui des havenets bien conçus et solidement construits, ce qui n’Ă©tait pas le cas naguĂšre. Au demeurant, les vieux inscrits du littoral ne refuseront jamais de vous en fabriquer un Ă bon compte, et peut-ĂȘtre trouverai-je moi-mĂȘme, un jour, le temps de vous indiquer les moyens de monter de vos mains le pousseux idĂ©al.
Je prĂ©cise ici que les pĂȘcheurs professionnels de crevette grise utilisent le plus souvent un havenet de cette espĂšce, mais de forme triangulaire â un triangle isocĂšle renversĂ©. Le filet, la nasse de pĂȘche, est alors assujetti Ă une armature en ciseaux, deux manches de bois s’articulant l’un sur l’autre au premier tiers de leur longueur. Cet appareil prĂ©sente l’avantage de pouvoir se transporter repliĂ©. Or, sur les immenses Ă©tendues sableuses oĂč l’on cueille la crevette grise, le pĂȘcheur doit souvent parcourir d’importantes distances pour se rendre Ă ses lieux de pĂȘche et en revenir ; il se trouve ainsi exposĂ© Ă des vents des plus violents et l’on ne s’imagine pas quelle rĂ©sistance le havenet Ă armature rigide, par consĂ©quent non repliable, oppose alors Ă l’avancement, avec ses mailles Ă©ployĂ©es.
Le panier de pĂȘche devra ĂȘtre Ă la fois solide et lĂ©ger. Solide, pour ne pas crever sous une surcharge Ă©ventuelle, ce qui arrive, croyez-mâen. LĂ©ger, pour ne pas surajouter aux multiples poids dont le pĂȘcheur est appelĂ© Ă supporter le faix, parmi lesquels l’eau de mer, qui alourdit les vĂȘtements, n’est pas le moindre. On aura intĂ©rĂȘt Ă s’arrimer ce rĂ©cipient au dos, ou, mieux, au cĂŽtĂ©, au moyen d’une sangle plate et large, non d’une mince courroie, encore moins d’une ficelle, qui ne tarderait pas Ă vous scier abominablement l’Ă©paule.
Le troisiĂšme accessoire, tout aussi indispensable que le havenet et le panier, consistera en un bon annuaire des marĂ©es. Mais il suffira, naturellement, de le consulter avant le dĂ©part pour dĂ©terminer avec exactitude l’heure de la basse mer, partant les moments les plus favorables Ă la crevette grise â façon de parler, â car la pĂȘche aux crustacĂ©s de cette espĂšce s’effectue toujours dans les deux derniĂšres heures du reflux (mouvement des eaux de la mer qui s’Ă©loigne du rivage) et en pĂ©riodes de morte eau (premier et dernier quartiers de la lune).
Ainsi Ă©quipĂ© et instruit, il ne reste plus au pĂȘcheur qu’Ă pĂȘcher, comme aurait dit Jocrisse. Et vraiment, ici, et s’agissant de crevettes grises, c’est le plus simple de l’affaire. Il lui suffira de se tremper dans une hauteur d’eau variant entre la cheville et le mollet, rarement le genou, et de pousser Ă l’aveuglette son filet devant lui, selon une ligne rigoureusement parallĂšle au rivage.
Une fois tirĂ© ce trait (pour user d’une terminologie renouvelĂ©e du chalutage) sur une distance de 20 Ă 30 mĂštres, le pĂȘcheur relĂšvera son havenet, en plantera le manche dans le Sable aprĂšs s’ĂȘtre adossĂ© au vent pour mieux gonfler sa « toile », donc en faciliter l’inspection.
Il commencera alors par rejeter Ă l’eau les dĂ©bris de varech et les crabes incomestibles qui encombrent son filet, de maniĂšre Ă dĂ©gager plus facilement les crevettes capturĂ©es. Il opĂ©rera ce dĂ©lestage aussi vite que possible, pas seulement pour ne point retarder son rythme gĂ©nĂ©ral de pĂȘche, mais surtout pour Ă©viter que les crabes voraces ne viennent lui manger les crevettes sous le nez. Notez, Ă ce propos, qu’Ă condition de saisir les crabes Ă pleine main, sans hĂ©siter, il n’y a aucun risque qu’ils vous pincent, ce qui demeure d’ailleurs dĂ©pourvu de toute gravitĂ©. En suite de quoi il ne restera plus au pĂȘcheur qu’Ă ramasser ses crevettes, Ă la poignĂ©e le plus souvent, et Ă les abriter dans son panier pour les mener ultĂ©rieurement Ă bon port, c’est-Ă -dire au court-bouillon.
Sur des sables Ă crevettes, il n’est pas rare de rĂ©aliser des pĂȘches de quelque dix kilos, en moins de deux heures. Mais ce que l’on prend ainsi est Ă©videmment du tout-venant et le panier recĂšle alors des crevettes de tout calibre. Les amateurs Ă©clairĂ©s, comme les gourmets, auront intĂ©rĂȘt Ă trier leur pĂȘche, soit au moment mĂȘme de la cueillette, soit aprĂšs coup, la pĂȘche terminĂ©e, et Ă remettre Ă l’eau les prises mĂ©diocres pour ne conserver que les grosses piĂšces. Ă la mer, comme ailleurs, il convient de n’avoir jamais les yeux plus grands que le ventre, de toujours penser aussi aux nĂ©cessitĂ©s de la reproduction de l’espĂšce.

Infos source
- Source : Le Chasseur Français N°636 Février 1950 Page 87
- Auteur : Maurice-Ch. RENARD.
- Titre : La crevette grise
- Rubrique : La pĂȘche – Les pĂȘches Ă la mer
Articles liés :
đ Pour enrichir ce texte ancien, jâai sĂ©lectionnĂ© quelques images dâĂ©poque qui Ă©voquent lâambiance ou les techniques dĂ©crites.
Cet article vous a pluâ? NâhĂ©sitez pas Ă le partager pour informer vos proches.
Article publié initialement en 2019