🟱 La truite en lac de montagne : pĂȘche alpine (1950)

La pĂȘche en haute montagne n’a rien d’un simple passe-temps : entre eaux glacĂ©es, paysages sauvages et techniques prĂ©cises, elle rĂ©vĂšle une passion exigeante. Plongez dans cet univers oĂč la truite rĂšgne en maĂźtresse des torrents et lacs alpins. J’ai retrouvĂ© cet article dans un numĂ©ro du Chasseur Français datĂ© de juillet 1950.

📰Texte original

1950

«Dans un petit livre traitant de la pĂȘche en DauphinĂ©, j’ai rĂ©parti les poissons en trois zones : plaine, altitude moyenne, haute montagne.

Cette rĂ©partition d’apparence spectaculaire a pour but de mettre en relief spontanĂ©ment les conditions de vie trĂšs diffĂ©rentes dans lesquelles se trouve placĂ© un mĂȘme poisson sous l’influence de l’altitude. Il est ainsi aisĂ© de constater que ces conditions de vie sont inversement proportionnelles Ă  la progression et d’autant plus difficiles que l’altitude augmente, et ceci jusqu’au point crucial oĂč, les eaux Ă©tant stĂ©rilisĂ©es par le froid, le poisson ne peut plus vivre.

La connaissance des conditions de vie du poisson est indispensable au pĂȘcheur. Aussi cette sorte de classification en zones dans un livre traitant de la pĂȘche avait retenu l’attention de l’éminent professeur LĂ©ger.

Il l’avait trouvĂ©e « explicite Â», et on sait avec quel enthousiasme il pratiquait lui-mĂȘme notre sport.

C’est Ă  ce titre que j’en fais ici le rappel, et aussi en souvenir du vĂ©nĂ©rĂ© savant qui, jusqu’Ă  sa mort, m’honora du trĂ©sor inapprĂ©ciable de son amitiĂ©.

La plaine ne nous intĂ©ressant pas aujourd’hui, l’altitude moyenne pas davantage, bien qu’elle soit, avec raison, la zone de prĂ©dilection du pĂȘcheur montagnard, nous pĂ©nĂ©trerons immĂ©diatement en haute montagne. Le terme sera interprĂ©tĂ© par nous comme rĂ©gion alpine comprise entre 1.500 et 2.500 mĂštres. Il serait discutable au seul point de vue touristique.

Ceci posĂ©, je dĂ©clare qu’en raison directe des conditions de vie du poisson, c’est-Ă -dire du milieu oĂč il se trouve et dans lequel il ne faut pas voir uniquement l’eau, mais un cumul de facteurs, savoir : la tempĂ©rature, l’absence ou la raretĂ© de la vĂ©gĂ©tation aquatique, la nourriture rĂ©duite Ă  une faune trĂšs spĂ©ciale, la transparence inouĂŻe d’un liquide rĂ©vĂ©lant ou reflĂ©tant le plus petit dĂ©tail, la violence et la soudainetĂ© des perturbations, etc. …, la pĂȘche en haute montagne est tour Ă  tour impossible, difficile, facile, voire d’une dĂ©concertante facilitĂ© — nous allons Ă©tudier quelques cas typiques ; quant au poisson, il sera invariablement la truite.

L’ennemie n° 1 du pĂȘcheur montagnard (elle est femelle), c’est l’eau de neige. En plaine, chez nous, quand un de nos collĂšgues s’approche de la riviĂšre, sa canne en faisceau sous le bras, scrute le liquide, hoche la tĂȘte et s’en va sans « dĂ©plier Â», c’est qu’il a vu l’eau de neige. Qu’est-ce donc que l’eau de neige ? Du sorbet fondu que l’homme de l’art reconnaĂźt d’instinct. L’eau de sorbet, forte ou trĂšs forte, a un aspect laiteux, glacial. Elle vĂ©hicule en suspens dans sa masse, et non pas seulement en surface comme il est de rĂšgle aprĂšs une forte pluie, des fĂ©tus d’herbes sĂšches, d’infimes radicelles, des feuilles mortes, des brindilles, des plumes d’oiseau, des mousses, etc. …, tout ce que la neige en fondant arrache aux pĂąturages des sommets. Bref, notre homme est reparti, pensant : « Je reviendrai Â», et sa canne n’aura Ă©tĂ© pour lui qu’un symbole, tout comme le parapluie de feu M. Chamberlain. En haute montagne, on ne revient pas si facilement.

La question ne se pose mĂȘme pas au printemps pour les torrents. Il faut attendre juillet ou aoĂ»t, suivant les fantaisies du vent qui, plus que le soleil, prĂ©cipite la fonte quand il ne provoque pas une nouvelle chute de neige. Ainsi, je me rappelle une nuit de 15 aoĂ»t passĂ©e sous le « marabout Â» au camp des Rochilles (massif du Galibier), dans le fracas d’un orage effroyable, et, au matin, l’inoubliable vision du petit lac du Serpent s’offrant en vert clair comme une Ă©meraude dans la blancheur d’un Ă©cran immaculĂ© — il avait neigĂ© !

Le meilleur mois sera septembre. C’est le seul mois de l’annĂ©e oĂč les eaux sont Ă  peu prĂšs stables, mais il faut compter avec les jours dĂ©jĂ  courts et les nuits froides. Le citadin hĂ©sitera souvent Ă  tenter sa chance. Cette pĂȘche est donc pratiquement rĂ©servĂ©e aux campeurs robustes et aux montagnards des haberts. Sur place eux seuls peuvent profiter de l’instant favorable donnĂ© par les premiĂšres lueurs du jour, le crĂ©puscule, la veille d’orage ou l’averse propice.

Heureux le temps oĂč notre « Alpinus Â», hĂŽte permanent du berger, lĂąchant Ă  point le fusil pour la gaule, pouvait profiter de l’exceptionnel avantage et rĂ©server ainsi Ă  ses « insĂ©parables Â» ces monstrueuses agapes oĂč les truites marbrĂ©es des torrents alpins disputaient la succulence aux brochettes d’ortolans en maniĂšre de « prĂ©ambule Â». Les jours se suivent, mais se ressemblent de moins en moins.

Donc premier gros Ă©cueil, l’alĂ©a de la tentative.

Supposons que, chance inespĂ©rĂ©e, nous tombions un jour possible. Quelle amorce prĂ©senter Ă  la truite ? Ver de terre ? Non, il lui produirait l’effet d’un saucisson de Lyon. Asticot ? Ver d’eau ? Pas davantage, la truite les ignore. Peut-ĂȘtre une « patache Â» (larve ecdyure), mais, beaucoup mieux, un « ver bleu Â» (larve probable du rhyacophile). Aurons-nous sous la main ces prĂ©cieuses amorces ? J’ai parlĂ© d’eau de cristal. Dans cette eau, seul le minuscule ver bleu est relativement abondant, donc peut-ĂȘtre acceptĂ©. On ne le trouve que sur place. Il faut, par consĂ©quent, le cueillir dans son Ă©lĂ©ment, pieds nus, pantalons retroussĂ©s ou prĂ©fĂ©rablement enlevĂ©s, — je laisse Ă  d’autres cette jouissance par le bas d’une tempĂ©rature de glace. Quand on a les vers, il faut savoir s’en servir, car ils sont d’une manipulation dĂ©licate et je n’envisage que pour la forme les approches de la truite en terrain dĂ©couvert par des procĂ©dĂ©s rampants ou « croupetonnants Â» avec la gaule Ă  bout de bras ; je prĂ©fĂšre dire que, dans ce cas pĂ©joratif, la pĂȘche est pratiquement impossible, tout au moins au commun des mortels.

La pĂȘche sera moins difficile si le pĂȘcheur, bien pourvu de l’amorce appropriĂ©e fournie par un indigĂšne, s’attaque Ă  une eau troublĂ©e par une pluie rĂ©cente, ou Ă  des gouffres Ă  parties bouillonnantes, car il aura encore pour lui l’atout de l’agitation gazeuse supplĂ©ant en partie Ă  sa dissimulation insuffisante.

Il augmentera ses chances par une pĂȘche toujours en amont avec une gaule aussi longue que possible.

Il fera des mouvements trĂšs lents. Bien entendu, il aura des vĂȘtements couleur de pierre. La grosse difficultĂ© sera une prospection en terrain scabreux. J’ai vu en action, dans des gorges paraissant inaccessibles, de vĂ©ritables acrobates chaussĂ©s d’espadrilles ; ils capturaient des truites de grosseur moyenne commandĂ©es par l’hĂŽtel de la station la plus proche. Ce n’Ă©tait que du poisson, mais je gage que, si sa valeur avait Ă©tĂ© calculĂ©e d’aprĂšs le danger couru, son prix honnĂȘte eĂ»t Ă©tĂ© exorbitant. La pĂȘche sera donc rarement facile dans les torrents ; j’ai cependant entendu affirmer par des montagnards habitant les plus hauts villages que, certains jours trĂšs chauds d’octobre, les truites, affamĂ©es par l’approche du frai et trĂšs excitĂ©es, sautaient sur n’importe quoi ; je n’ai jamais pu le constater. En octobre, la pĂȘche est interdite. À la dĂ©charge des montagnards, je dirai que d’une part pour eux la pĂ©riode autorisĂ©e est rĂ©duite Ă  l’extrĂȘme, que d’autre part ces braves gens, brouillĂ©s dĂšs la naissance avec des rĂšglements qui ne semblent faits que pour les touristes, prennent le poisson comme le gibier quand l’occasion rare se prĂ©sente. Nous connaissons trop l’ĂąpretĂ© de leur vie pour ne pas les absoudre de ce pĂ©chĂ© vĂ©niel.

En haute montagne, heureusement ! il n’y a pas que des torrents plus ou moins tributaires des glaciers. Il existe aussi pour le plaisir des yeux et le contentement des pĂȘcheurs une foule de petits lacs admirables encore peuplĂ©s de truites. Il serait possible d’en amĂ©nager beaucoup d’autres si ces tentatives coĂ»teuses, souvent hardies, n’Ă©taient pas jugulĂ©es par la menace permanente d’une destruction certaine, officieuse ou officielle; je dĂ©nonce par lĂ  l’action nĂ©faste du dynamiteur clandestin, opĂ©rant pour son commerce particulier, et l’entreprise tout aussi pernicieuse de l’industriel « perceur de lacs Â». Notre position de pĂȘcheurs uniformĂ©ment bernĂ©s et lĂ©sĂ©s ne nous permet pas de faire, entre ces destructeurs, une distinction d’ordre purement moral.

La cascade du Pissou. - Allevard, 2016
La cascade du Pissou. – Allevard, 2016

Dans ces lacs d’altitude, la pĂȘche n’exige aucune technique spĂ©ciale. Elle est par consĂ©quent facile, parfois mĂȘme, nous l’avons laissĂ© entendre, d’une facilitĂ© dĂ©concertante. La rĂ©ussite, qui n’a rien Ă  voir avec la technique, dĂ©pendra moins de l’adresse du pĂȘcheur que de son endurance physique ou de son flair Ă  tomber sur l’Ă©poque, le jour et l’heure favorables.

Les sportifs pratiqueront la pĂȘche au lancer lĂ©ger et lourd, suivant leur prĂ©fĂ©rence, ainsi que la pĂȘche Ă  la mouche sĂšche, les autres pourront pĂȘcher … au bouchon s’ils consentent Ă  passer la nuit sur place.

Une Ă©poque toujours excellente pour le lancer sera celle de la dĂ©bĂącle des glaces. Elle a lieu, suivant les annĂ©es, en juin ou juillet. Le pĂȘcheur qui peut en profiter a bien des chances pour faire, pendant cette courte pĂ©riode, ses plus belles prises. J’ai connu un fort pĂȘcheur d’Allemont (Oisans) qui prospectait rĂ©guliĂšrement Ă  cette occasion les petits lacs « des Rousses Â» (Alpe-d’Huez pour les amateurs de ski) et y capturait des truites Ă©normes. J’ai eu moi-mĂȘme l’occasion d’y pĂȘcher plusieurs fois. Malheureusement, la dynamite y a fait de grands ravages, et j’ignore s’ils ont Ă©tĂ© repeuplĂ©s.

Quant au jour propice, le touriste qui ne campe pas n’a guĂšre l’occasion de le choisir. Par une journĂ©e de calme absolu, il ne fera pas grand’chose. Un vent lĂ©ger amĂ©liorera grandement la situation, qu’il souffle du nord ou du sud. Bien entendu, l’approche d’un orage sera une coĂŻncidence remarquable, mais malheur au pĂȘcheur qui se laissera surprendre. En quelques minutes il sera sĂ»rement transformĂ© en Ă©ponge, peut-ĂȘtre lapidĂ© par la grĂȘle, et il risquera cent fois d’ĂȘtre foudroyĂ© en raison du relief offert par sa personne.

Reste l’heure. Les heures extrĂȘmes sont gĂ©nĂ©ralement les meilleures. Toutefois, un pĂȘcheur ne doit jamais perdre courage. Ici, comme en bas et peut-ĂȘtre davantage, dans la journĂ©e, il y a toujours l’heure H. Il faut la saisir. Pour cela, il est indispensable de faire toutes les heures un essai d’une dizaine de minutes. Si une attaque se produit on peut ĂȘtre certain qu’elle sera suivie d’autres. Enfin, dans les lacs, le poisson s’anime dĂšs la tombĂ©e de la nuit. La nuit venue, il tourne inlassablement, Ă  la maniĂšre d’un cheval de cirque, en quĂȘte des vers et insectes tombĂ©s Ă  l’eau. Sur les bords d’un petit lac des Sept Laux (Oisans), lanterne Ă©lectrique Ă  la main, en attendant le lever du jour, nous avons pu observer une grosse truite trĂšs affairĂ©e Ă  donner des coups de nez contre la rive, exactement sous la semelle de nos souliers. La moitiĂ© de son corps Ă©mergeait Ă  l’air libre en raison de la faible profondeur. Elle s’efforçait d’extirper un lombric assez mal inspirĂ© pour sortir de terre Ă  fleur d’eau.

C’est cette habitude de tourner en rond qui sera utilisĂ©e pour la placide pĂȘche au bouchon. Donc, lorsque la lune bat son plein, il suffit de disposer une batterie de gaules armĂ©es de lignes solides, de prĂ©fĂ©rence en fort nylon, avec flotteurs et vers de terre, puis d’attendre le derriĂšre sur le gazon. On prendra des truites plus facilement que des tanches. Nous en avons Ă©tĂ© tĂ©moin en voyant pĂȘcher de cette façon au lac Lovitel (Oisans) papa, maman et les enfants. À vrai dire, ils ne faisaient aucun bruit et, avant d’ĂȘtre sur eux, nous les prenions pour des moutons couchĂ©s.

La pĂȘche au clair de lune ne passe pas pour rĂ©glementaire, mais, je l’ai dit, l’altitude excuse, ou du moins autorise, une entorse au rĂšglement. Quant au charme que peut Ă©prouver ce grand philosophe que l’on nomme pĂȘcheur, lorsqu’il est seul avec son art par une belle nuit au bord d’un lac scintillant sous la lune, loin de tout bruit humain, je le suppose trop paradisiaque pour qu’il puisse ĂȘtre effleurĂ© d’une critique.

Par clair de lune et temps calme, la pĂȘche Ă  la mouche sĂšche donne des rĂ©sultats surprenants dans les lacs. Des jets normaux suffisent parfaitement. Les truites sont sur les bords. Toutefois, l’exĂ©cutant devra se mĂ©fier de son ombre tout aussi rĂ©vĂ©latrice que par le plein soleil.

Les 7 Laux - Allevard 1981
Les 7 Laux – Allevard 1981

Dans cet exposĂ©, le lecteur ne voudra bien voir qu’une sorte de peinture grossiĂšre par laquelle j’ai essayĂ© de traduire l’impression d’ensemble qui rĂ©sume pour moi trente annĂ©es de pĂȘche honnĂȘte en montagne ; il n’est question que de notre DauphinĂ©. Il faut bien toute une vie pour le connaĂźtre, et certes je ne prĂ©tends pas avoir tout vu ; j’ai cependant conscience d’avoir portĂ© mes « tricouni Â» partout oĂč je pouvais espĂ©rer rencontrer la truite sans me livrer Ă  de dangereuses acrobaties.»

Infos source

  • Source : Le Chasseur Français N°641 Juillet 1950 Page 408
  • Auteur : J. LEFRANÇOIS.
  • Titre La truite en montagne
  • Rubrique : La pĂȘche

En résumé

🔎 Pour enrichir ce texte ancien, j’ai sĂ©lectionnĂ© quelques photos personnelles qui Ă©voquent l’ambiance ou les techniques dĂ©crites.

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Article mis à jour en 2025, publié initialement en 2009.

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