Les lignes de fond ou dormantes – Une chronique de pĂŞche des annĂ©es 50 publiĂ©e dans le Chasseur Français, un vĂ©ritable dĂ©lice.
J’avais environ dix ans et j’assistais mon père de bon matin pour la marĂ©e afin de vĂ©rifier les prises des lignes de fond. C’Ă©tait fatigant, un travail intense en si peu de temps : remonter les poissons quand il y en avait, trouver des arĂ©nicoles et les appâter sur une longue sĂ©rie d’hameçons. (Quend-Plage-Les-Pins, 62)
đź“° Les bocains
«Les bĂ´cains ne sont pas des poissons inconnus, comme des ignorants pourraient le croire. On dĂ©signe de ce nom un appareillage destinĂ© Ă pĂŞcher certains d’entre eux, tout simplement. Dès l’orĂ©e de l’automne, en effet, on parvient Ă prendre Ă pied sec les poissons plats, quelquefois les ronds aussi, au moyen des lignes dites de sable.
Ces lignes, appelĂ©es Ă©galement lignes dormantes, parce qu’on peut les laisser en place, s’Ă©tendent en principe sur les grèves, Ă mer montante, parallèlement Ă la marche du flot, dĂ»ment pourvues tous les cinquante centimètres ou tous les mètres d’avançons porteurs d’hameçons boettes. Dès que le reflux les dĂ©couvre, il suffit de passer en revue chacun des avançons et d’en dĂ©crocher les poissons capturĂ©s.
Pourquoi seulement dès l’automne, puisque le poisson cĂ´tier est de toute saison et qu’il « monte » en tout temps avec le flux vers les bancs du rivage, afin de s’y repaĂ®tre d’arĂ©nicoles ? Certes, rien ne s’oppose Ă ce qu’on puisse tendre Ă toute Ă©poque des lignes de sable, des lignes qui comptent gĂ©nĂ©ralement entre cinquante et cent hameçons. Mais ces lignes ne valent que dans la mesure oĂą le ver marin qui y fait office d’appât reste accrochĂ© au fer. Or il est patent que le crabe, qui pullule en Ă©tĂ© sur les longues plages sableuses, n’hĂ©site jamais Ă dĂ©vorer les boettes ainsi disposĂ©es. Il est non moins Ă©tabli que les premiers froids chassent les crabes, les contraignent en tout cas Ă renoncer Ă leurs pĂ©rĂ©grinations ou Ă se tapir en quelque gĂ®te rocheux. C’est ce qui se produit singulièrement Ă partir des premières gelĂ©es blanches d’octobre. D’oĂą le conseil cher aux bassiers de ne commencer Ă tendre les lignes de sable qu’en automne, puisque le principal ennemi des amorces, le crabe, se trouve alors hors de course.
Ce petit prĂ©ambule n’a d’autre but que de vous initier aux principes gĂ©nĂ©raux du procĂ©dĂ© de pĂŞche aux lignes dormantes. Pour illustrer ce schĂ©ma d’une image plus sensible, je pourrais Ă©crire que, tandis qu’en rivière le pĂŞcheur espère le passage du poisson, ici, Ă la mer, c’est la montĂ©e qu’il en attend, sur les grèves du sable blond. Et presque dire que, si la pĂŞche fluviale est horizontale, ou latĂ©rale, la pĂŞche maritime cĂ´tière demeure par essence verticale, ou longitudinale. Mais nous voici dĂ©jĂ trop loin de nos bĂ´cains.
Le bĂ´cain, c’est par nature un bout de bois — vous y reconnaĂ®trez sans peine le vieux français bosc, — du bois de tamaris surtout, dont la capacitĂ©, la lĂ©gèretĂ© et l’imputrescibilitĂ© rĂ©pondent aux diverses donnĂ©es du problème comme Ă tous les besoins de la cause. Les vieux marins du littoral ont coutume d’en tailler les bouts, Ă ces fins, dans les haies du rivage, fleuries de rose, en choisissant des tronçons de deux centimètres de diamètre et de quinze Ă vingt centimètres de longueur. Chacun de ces bâtonnets deviendra le futur bĂ´cain, après le traitement que voici.
D’abord, on arase l’une des extrĂ©mitĂ©s du bout de bois, qui formera la tĂŞte de la pièce, et on y trace, Ă deux centimètres du sommet, une lĂ©gère encoche circulaire, destinĂ©e Ă recevoir le fil de pĂŞche et Ă lui Ă©viter tout glissement. On appointe ensuite l’autre extrĂ©mitĂ© au couteau, pour en faciliter plus tard la plantation dans le sable. Ainsi se trouve formĂ© le bĂ´cain, qui constitue l’un des Ă©lĂ©ments individuels d’une future ligne dormante idĂ©ale, un bĂ´cain qui va jouer ainsi en quelque sorte le rĂ´le de support d’avançon. Le bassier soucieux de s’assurer de belles pĂŞches doit pouvoir disposer d’une centaine de bĂ´cains au moins, armĂ©s comme suit.
On arrime solidement dans l’encoche prĂ©vue un avançon de fil de lin de vingt Ă vingt-cinq centimètres, Ă l’autre extrĂ©mitĂ© duquel se fixe l’hameçon — un hameçon Ă anneau plutĂ´t qu’Ă palette, de prĂ©fĂ©rence. Il ne reste plus qu’Ă enrouler le fil sur le bois, puis Ă enfoncer lĂ©gèrement dans ce dernier la pointe de l’hameçon de manière Ă immobiliser l’ensemble en vue du transport vers les grèves, sans risque de voir se mĂŞler fâcheusement fils et hains. Tous les bĂ´cains sont alors disposĂ©s au fond d’un panier rond d’un bon demi-mètre de diamètre, les pointes vers le centre.

Le pĂŞcheur est ainsi parĂ©. Mais il lui faudra, dans le mĂŞme temps, s’assurer d’une importante provision de vers qu’il sera allĂ© prĂ©alablement dĂ©fouir Ă la fourche ou au louchet dans quelque vasière : soit des pelouses, semblables Ă de plates chenilles roses, soit des vers rouges, soit, ce qui vaut toujours mieux, des vers bruns dont on aura coupĂ© la queue.
Les bĂ´cains se mettent alors en place, c’est-Ă -dire qu’on les enfonce, une fois dĂ©roulĂ©s et boettĂ©s, Ă quelque cinquante centimètres l’un de l’autre, et en ligne parallèle au rivage. Naturellement, il faut savoir choisir ses lieux de pĂŞche, et ce n’est jamais lĂ la partie la plus facile de l’opĂ©ration.
On aura Ă ce propos intĂ©rĂŞt Ă adopter des bancs de sable Ă dos renflĂ© et situĂ©s en aval de vasières, ou de bancs Ă vers autrement dit entre ceux-ci et le large, si l’on entend rĂ©colter du poisson plat ; ou des bancs de sable lisse Ă proximitĂ© de rochers plats (Ă algues vertes), si ce sont des anguilles, voire du bar, que l’on souhaite ramener. Mais on n’oubliera pas que le poisson rond est de bien plus rare capture, en gĂ©nĂ©ral, que le poisson plat : plies, carrelets ou picauds. Il est Ă©galement souvent profitable de planter ses bĂ´cains entre deux rus ou sur chacune des rivettes de l’un de ceux-ci, mais toujours, je le rĂ©pète, parallèlement au flot montant et jamais perpendiculairement au rivage. De toute manière, les bons coins s’inscrivent presque toujours aux deux tiers de la distance qui sĂ©pare les limites de basse eau de la ligne de mer pleine.

Bien entendu, les bĂ´cains se plantent Ă marĂ©e basse, le pĂŞcheur ayant attentivement calculĂ© l’heure Ă laquelle ils seront atteints par le flot, pour Ă©viter toute surprise. Car la mise en place est d’assez longue haleine. L’opĂ©ration qui consiste Ă piquer en grève le bĂ´cain, d’un coup de maillet ou simplement de talon, Ă dĂ©rouler le fil, Ă fixer le ver, ne nĂ©cessite guère plus d’une minute, au moins pour un pĂŞcheur entraĂ®nĂ©. Mais une minute multipliĂ©e par cent bĂ´cains, cela reprĂ©sente tout de mĂŞme plus d’une heure et demie … Il est vrai que l’amateur aura la facultĂ© de laisser en place ses bĂ´cains d’une marĂ©e pour l’autre et que, mise en grève effectuĂ©e, il ne lui restera plus qu’Ă retendre ses avançons et rĂ©amorcer ses hains.
Il est par ailleurs prudent de mesurer, Ă la montre, le temps qui sĂ©parera l’immersion des bĂ´cains, au flot montant, de celui de la pleine mer. En le doublant, on saura ainsi approximativement l’heure de la dĂ©couverte des lignes, donc celle de la collecte du poisson. Cette attente reste toujours passionnante, mais il faudra calmer sa fièvre et « espĂ©rer » sans hâte excessive l’instant oĂą les bĂ´cains s’assĂ©cheront. DĂ©crocher un poisson dans quelques centimètres d’eau, c’est lui donner les moyens de fuir vers la haute mer, qu’il s’agisse de poissons plats ou de poissons ronds. Mieux vaut ne commencer Ă prospecter la ligne des bĂ´cains que lorsque l’eau se sera retirĂ©e Ă une dizaine de mètres en aval, et jamais avant.
Le pĂŞcheur dĂ©butant notera que le poisson pris au piège n’est pas nĂ©cessairement apparent. Sans doute les poissons ronds demeurent-ils, en gĂ©nĂ©ral, assez visibles au pied du bĂ´cain, notamment l’anguille, qui s’y tortille avec frĂ©nĂ©sie ou se love autour de la tĂŞte du piquet. Par contre, le poisson plat s’ensable volontiers, et seul un lĂ©ger renflement limoneux en dĂ©cèle parfois la prĂ©sence.
Ce poisson sera dĂ©broquĂ© avec soin de son fer et mis aussitĂ´t au panier, sous un lit de varech. Une fois la collecte achevĂ©e, le pĂŞcheur s’assurera en les comptant qu’il ne manque aucun hameçon Ă l’appel (il arrive que le poisson pris parvienne Ă s’Ă©chapper en coupant son fil et en emportant son hain). Il remplacera les disparus et amorcera Ă nouveau ses lignes de vers frais, pour attendre la marĂ©e suivante et les rĂ©sultats qu’elle donnera.
En bonne saison, on parvient ainsi Ă rĂ©colter un tiers de pièces par rapport au nombre des bĂ´cains dĂ©posĂ©s, soit trente prises sur cent bĂ´cains, ce qui est fort apprĂ©ciable. Mais la moyenne courante ne dĂ©passe guère 10 pour 100, je vous en prĂ©viens charitablement tout de suite. Car mille ennemis guettent vos arĂ©nicoles, outre les derniers crabets Ă©chappĂ©s au froid : l’insuffisance de votre système d’attache parfois (il convient de ferrer deux fois le ver sur l’hameçon, par prudence), ou le battement renouvelĂ© de vagues trop fortes, par mer un peu dure, ou l’habiletĂ© mĂŞme du poisson, qui rĂ©ussit souvent Ă cueillir le ver sans se laisser prendre.
Lorsque le temps sera calme, on peut laisser en place ses bĂ´cains pendant les cinq ou six jours favorables de la marĂ©e, en pĂ©riode de pleine lune et surtout de premier et dernier quartiers, parce qu’alors la mer monte moins vite, sans bousculer les bĂ´cains au passage.»
Infos source
- Source : Le Chasseur Français N°644 Octobre 1950 Page 602
- Auteur : Maurice-Ch. RENARD.
- Titre : PĂŞche cĂ´tière – Les bocains
- Rubrique : la pĂŞche
En résumé
Aujourd’hui, la pratique des lignes dormantes nous rappelle une époque où la pêche s’accordait aux éléments et aux saisons. Bien que certaines techniques soient révolues ou réglementées, elles restent un patrimoine vivant de la mémoire halieutique du littoral français.
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Notes :
🔎 Pour enrichir ce texte ancien, j’ai sélectionné quelques images d’époque et photos personnelles qui évoquent l’ambiance ou les techniques décrites.
⚠️ Note : certaines techniques décrites ici peuvent être aujourd’hui interdites ou réglementées. Vérifiez toujours les lois en vigueur avant de pratiquer.
Article publié initialement en 2012.