TirĂ© des archives du Chasseur Français, ce rĂ©cit savoureux exalte la pĂȘche Ă pied comme savoir-faire populaire. Ă lâhonneur : le couteau, mollusque Ă©trange, que nos anciens traquaient avec mĂ©thode et dĂ©brouillardise, armĂ©s dâune baleine de parapluie ou dâune simple fourche. RedĂ©couvrons ensemble cette chasse subtile sur les plages de nos estuaires.
đ° Le couteau

«Parmi les multiples espĂšces de mollusques qui enrichissent notre faune cĂŽtiĂšre âet nos tables, âil en est une assez mal connue des estivants â assez, c’est-Ă -dire trop : c’est du « couteau » que je veux parler.
Cela tient sans doute Ă ce que le couteau « monte surtout au sable » en septembre, Ă©poque Ă laquelle les baigneurs, donc les amateurs de pĂȘche maritime Ă pied, commencent Ă dĂ©serter le littoral. En quoi ils ont du reste grand tort, ce mois constituant pour le bassier l’un des plus fructueux et des plus divers en ressources.
Je ne ferai pas Ă mes lecteurs l’injure de leur prĂ©senter le solen, dit couteau en raison de sa forme. Ils savent tous, et, au besoin, le dictionnaire le leur apprendra, que ce mollusque est une lamellibranche Ă chair plutĂŽt ferme, mais des plus savoureuses, et de coquille fort allongĂ©e. Si allongĂ©e qu’elle offre exactement l’apparence d’un manche de couteau de chasse refermĂ© â l’apparence et mĂȘme la couleur, d’un brun ocrĂ©.

Ă l’Ă©tat de nature, le couteau s’insĂšre, comme la plupart de ses congĂ©nĂšres, entre deux valves friables qui lui servent en mĂȘme temps de carapace et de gĂźte. Mais, alors que ces coquilles sont le plus souvent rondes ou ovales et de menues dimensions dans les autres espĂšces, elles forment chez le couteau deux sortes de boĂźtiers rectangulaires de 15 Ă 20 centimĂštres de long sur 2 Ă 3 de large. En outre, elles s’articulent l’une sur l’autre tout du long, comme si on les avait montĂ©es sur charniĂšre. Ainsi le couteau marin s’ouvre Ă la maniĂšre d’un livre, si l’on peut dire, et pas du tout de la mĂȘme façon que son homonyme de mĂ©tal et de corne.
Cette premiĂšre particularitĂ© n’est pas la seule qui permette de distinguer ce singulier mollusque de ses nombreux voisins, on le verra plus loin. Il vit en groupe, sur des bancs de sables gris ou blonds, mais gĂ©nĂ©ralement Ă faible distance d’un estuaire ou d’un port, sans doute pour des raisons de ravitaillement personnel. On le rencontre parfois trĂšs prĂšs de certains ridains, oĂč viennent frayer, en septembre justement, les Ă©quilles et les lançons. Il arrivera mĂȘme Ă des lançonniers bredouilles de se rattraper, de se « revancher », comme disent les pĂȘcheurs, sur le couteau : la rĂ©ciproque demeure Ă©galement vraie, Ă©tant observĂ© que l’on peut trĂšs aisĂ©ment pĂȘcher l’Ă©quille et le couteau avec d’identiques instruments, fourche et foĂ«ne â mais n’anticipons point.
Maintenant que vous avez bien votre couteau dans l’Ćil, heureusement au figurĂ©, il vous faut apprendre comment il vit dans le sable, ce qui dĂ©termine, on le lira bientĂŽt, l’un des modes essentiels de sa capture. Sur les bancs limoneux dont j’ai parlĂ© plus haut, ordinairement sur base de vase, le couteau se tient enfoncĂ© verticalement, au moins Ă l’heure oĂč le flot commence Ă baisser ou Ă monter, mais c’est dans le premier cas qu’on le pĂ©chera, selon des lois constantes, avec le maximum de profit. L’animal ne s’enfonce jamais trĂšs profondĂ©ment d’ailleurs, particuliĂšrement en automne, et, avec une maladresse commune Ă beaucoup d’autres mollusques, il commet Ă tout coup l’imprudence de laisser sur le sable, lĂ oĂč il s’enterre, un stigmate fort caractĂ©ristique, une sorte de trou qu’on apprend vite Ă dĂ©celer, sans confusion possible avec les orifices qui trahissent coques et vanneaux. Au besoin, il suffira d’observer avec attention quelque pĂȘcheur professionnel de couteaux pour ĂȘtre sĂ»r de ne plus jamais s’y tromper.
Naturellement, ce sont ces « empreintes » trĂšs visibles et aisĂ©ment lisibles qu’exploitera l’amateur, lui aussi, lorsque le moment sera venu pour lui de se mettre en chasse, trois bonnes heures aprĂšs la mer pleine.
Deux moyens s’ouvrent Ă lui de poursuivre sa future prise dans les profondeurs sableuses oĂč elle s’est rĂ©fugiĂ©e, la fourche et la pelle, puis, si Ă©tonnant que cela puisse sembler, la baleine de parapluie ! Il ne faut pas oublier que le bassier est en principe un bricoleur de la mer qui, faute d’autres moyens â et de barque, â sait s’accommoder de tout ce qui lui tombe sous la main, pĂȘche par exemple la coque au rĂąteau, l’Ă©quille au soc de charrue, l’Ă©trille au croc ou Ă la pincette de cheminĂ©e, n’hĂ©site jamais Ă utiliser Ă des fins maritimes les instruments agricoles ou domestiques les plus imprĂ©vus (et les moins marins), ne cesse de faire preuve Ă la fois d’imagination, d’astuce et mĂȘme de fantaisie dans le choix de ses armes et, en un mot, fait flĂšche de tout bois pour capturer son gibier.
Il est Ă©videmment fort logique d’user de la fourche ou de la pelle pour aller dĂ©fouir le couteau dĂšs lors qu’on sait que ce mollusque s’abrite sous une couche sableuse assez profonde. La pĂȘche Ă l’Ă©quille s’inspire du mĂȘme procĂ©dĂ© et pour de semblables raisons. Mais l’emploi de tels outils ne va pas sans risques. La bĂȘche comme la fourche amĂ©ricaine, d’une rigueur coupante, fracturent souvent les coquilles du couteau, voire sectionnent le mollusque lui-mĂȘme de la mĂȘme maniĂšre qu’elles tronçonnent le lançon â ce qui n’arrange personne, ni le pĂȘcheur, ni le pĂ©chĂ©. Le travail de « terrasse » manque fatalement de prĂ©cision, sinon de brutalitĂ©, le bassier ayant tendance Ă se prĂ©cipiter vers sa proie avec une hĂąte excessive dĂšs qu’il a entrevu le fameux signe tĂ©moin, le trou de serrure de l’occupant.
Certains bassiers moins fiĂ©vreux ou plus expĂ©rimentĂ©s n’hĂ©sitent pas Ă prĂ©fĂ©rer Ă ce mode violent et approximatif la prĂ©cision du foĂ«nage. Mais ils usent alors d’une foĂ«ne Ă l’Ă©chelle de leur proie. Et c’est ici qu’intervient, par paradoxe, la baleine de parapluie.
Il serait tout aussi illogique, en apparence, de songer Ă pĂȘcher la baleine (le cĂ©tacĂ©) au couteau que le couteau (le mollusque) Ă la baleine si l’on ignorait que le solen ne se contente pas de s’enfoncer verticalement dans le sable, Ă la maniĂšre d’un vulgaire piquet. DĂšs qu’il se sent Ă l’abri, le couteau s’ouvre presque toujours. Entendez par lĂ qu’il Ă©carte ses deux coquilles longitudinales, soit pour jouir de la paix de son Ă©lĂ©ment naturel, soit, plus probablement, pour s’y repaĂźtre d’animalcules dont l’Ă©tude ou la simple Ă©numĂ©ration serait ici dĂ©pourvue d’intĂ©rĂȘt.
Cet Ă©tat d’euphorie ou de « dĂ©couverte » alimentaire, les pĂȘcheurs de couteaux aiment Ă l’exploiter par l’emploi de la baleine nue, instrument idĂ©al pour une telle prise. Ils s’empressent d’enfoncer la tige d’acier au travers du stigmate laissĂ© en surface par le mollusque jusqu’Ă ce qu’ils sentent une rĂ©sistance. Au contact du fer ennemi, le couteau referme brusquement ses deux valves, rĂ©flexe de dĂ©fense, sans se douter le moins du monde que c’est lĂ sa perte. Car il suffit alors au bassier de tirer la baleine Ă soi pour amener en mĂȘme temps le couteau Ă l’air libre.
VoilĂ un procĂ©dĂ© simple et astucieux comme l’Ćuf de Colomb et qui prĂ©sente l’avantage de demeurer infaillible, pour peu que le pĂȘcheur ait su exactement repĂ©rer l’orifice d’immersion du couteau. On concevra que ce systĂšme est bien plus amusant que le dĂ©fouissage Ă la fourche, tout en restant bien moins fatigant â et plus sĂ»r.
Il m’a Ă©tĂ© donnĂ© de voir ainsi ramasser, en deux heures de marĂ©e basse, plus de trois cents couteaux sur certains points de la Manche ou de l’Atlantique. Comme le solen se reproduit d’une façon prolifique dans de nombreux secteurs de notre littoral, comme, d’autre part, les baleines de parapluie constituent un instrument Ă©conomique et d’une recherche facile (au grenier), il n’existe aucune raison apparente pour que vous ne tentiez pas d’en user au cours du mois qui vient et mĂȘme en octobre. Vous constaterez trĂšs vite que ce mode de pĂȘche n’est nullement marseillais, contrairement Ă ce qu’on pourrait croire, et qu’il s’avĂšre bien moins mythique que l’histoire d’un certain Jonas.
Quant à la qualité gastronomique du couteau, elle reste indiscutable. Mais il convient toujours de faire griller le mollusque à feu vif et de ne le jamais préparer au court-bouillon, ce qui conférerait à sa chair, pourtant de goût fort agréable, la consistance exacte du caoutchouc.»
Infos source
- Source : Le Chasseur Français N°655 Septembre 1951 Page 537
- Auteur : Maurice-Ch. RENARD.
- Titre : Mollusques cĂŽtiers / Le couteau
- Rubrique : la pĂȘche
En résumé
Le couteau nâest pas quâun mollusque : câest le reflet dâune Ă©poque oĂč la mer dictait ses codes et oĂč la dĂ©brouille valait autant que la technique. Lâarticle de 1951 illustre Ă merveille cet esprit halieutique du quotidien, pĂ©tri dâimagination et de bon sens. Aujourdâhui encore, il inspire ceux qui prĂ©fĂšrent le bruit du ressac aux moteurs de chalut. Le Chasseur Français nous lĂšgue ici bien plus quâun tutoriel : un petit morceau de patrimoine maritime français.
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Notes :
đ Les images illustrant cet article (carte postale ancienne, photo personnelle) ont Ă©tĂ© ajoutĂ©es par mes soins. Le texte original nâen contenait pas.
â ïž Note : certaines techniques dĂ©crites ici peuvent ĂȘtre aujourdâhui interdites ou rĂ©glementĂ©es. VĂ©rifiez toujours les lois en vigueur avant de pratiquer.
Article mis à jour en 2023, publié initialement en 2020.