Longtemps mĂ©connus des pĂȘcheurs, lâanguille argentĂ©e nâest quâune couleur de migration ou de parure de noces, et la mer des Sargasses est le lieu de reproduction incontournable pour cette espĂšce fascinante : « la reproduction des anguilles« , un article datant de 1951 publiĂ© dans le Chasseur Français.
đ° La reproduction des anguilles

«N’allez pas croire que par ce titre je vais vous dĂ©voiler tous les secrets d’alcĂŽve des reproductions d’anguilles dans les profondeurs de la mer des Sargasses. Il n’est nullement dans mes intentions de vous livrer ci-dessous un roman feuilleton.
La biologie de l’anguille est tellement mal connue des pĂȘcheurs, malgrĂ© tout ce que l’on a Ă©crit sur elle, qu’il n’est pas mauvais de revenir et de prĂ©ciser certaines vĂ©ritĂ©s scientifiques bien Ă©tablies que, inexplicablement, certaines gens mettent encore en doute.
L’anguille, qui croĂźt en eau douce, se reproduit en mer et y passe les trois premiĂšres annĂ©es de sa vie. C’est Ă ce titre que je m’en occupe dans la rubrique de pĂȘche en mer.
DĂšs le mois d’octobre, l’anguille d’avalaison, dite anguille argentĂ©e, descend en masse vers la mer par les nuits obscures et pluvieuses. Cette migration continue jusqu’en dĂ©cembre et, surtout dans la rĂ©gion du sud du golfe de Gascogne, arrive Ă coĂŻncider avec la migration montante des jeunes anguilles, appelĂ©es civelles ou pibales.

J’ai assistĂ©, au cours de cet hiver, Ă des pĂȘches d’anguilles d’avalaison par un pĂȘcheur professionnel et Ă des pĂȘches de pibales remontantes par quelques inscrits maritimes, et j’ai eu longuement l’occasion de m’entretenir avec eux sur ce sujet. J’ai pu constater leur mĂ©connaissance complĂšte et leur incrĂ©dulitĂ© sur des faits scientifiques actuellement irrĂ©futables. Ce sont ces faits que je voudrais vous exposer aujourd’hui.
Tout d’abord, les pĂȘcheurs en riviĂšre croient dur comme fer qu’il y a deux sortes d’anguilles : l’anguille normale au dos sombre, au ventre jaune d’or, qui se capture Ă l’hameçon ou Ă la nasse, que l’on trouve dans nos riviĂšres et nos Ă©tangs, et l’anguille d’avalaison, qui peut ĂȘtre trĂšs grosse et atteindre 2 ou 3 kilogrammes, ou ne peser simplement qu’une centaine de grammes, au dos gĂ©nĂ©ralement vert, au ventre blanc, et qui est connue sous le nom d’anguille argentĂ©e. Cette anguille argentĂ©e a Ă©galement les yeux beaucoup plus gros et le museau plus pointu que l’anguille ordinaire. Il est bien dĂ©montrĂ© actuellement que ces deux sortes d’anguilles ne sont qu’une seule et mĂȘme espĂšce, et que la couleur argentĂ©e n’est qu’une couleur de migration ou de parure de noces, de mĂȘme que de nombreux poissons prennent une livrĂ©e spĂ©ciale au moment de la fraie, tels que la truite arc-en-ciel ou le saumon de fontaine par exemple.
La reproduction de l’anguille est restĂ©e longtemps inexpliquĂ©e. Jamais on n’a trouvĂ© en eau douce des anguilles en train de pondre ou portant des ovaires remplis d’Ćufs ou des testicules fonctionnels. Les savants de toute Ă©poque et de tout pays en ont longtemps Ă©tĂ© intriguĂ©s. Je passe trĂšs rapidement sur les diverses dĂ©couvertes qui ont marquĂ© la connaissance dĂ©finitive de cette biologie. Le savant italien Redi, dĂšs 1684, a, le premier, Ă©mis l’hypothĂšse d’une ponte en mer. C’est un autre Italien, Mondini, qui, cent ans plus tard, a dĂ©couvert des embryons d’ovaires chez l’anguille. Encore cent ans plus tard, Syrski a dĂ©couvert les testicules. Ce n’est qu’en 1900 qu’un petit poisson inconnu, en forme de feuille de saule et long de quelques centimĂštres, Ă©tait dĂ©finitivement reconnu comme se mĂ©tamorphosant en civelle ou pibale, et c’est en 1932 seulement que le savant danois Schmidt 1 a mis en Ă©vidence que toutes les anguilles frayaient en mer des Sargasses. Les derniers rĂ©sultats datent de 1937 ; c’est le professeur Fontaine, de Paris, qui, en injectant des hormones sexuelles Ă des anguilles mĂąles, a pu observer en aquarium le mĂ»rissement de ces glandes. Jusqu’Ă prĂ©sent, les femelles n’ont pas rĂ©agi aux injections d’hormones.
Schmidt, par des recherches assez longues, a pu dĂ©terminer par des pĂȘches d’individus le cycle ci-dessous de la civelle ou pibale.
Le seul endroit au monde oĂč on a pu trouver, au cours de recherches ocĂ©anographiques, de petits alevins d’anguilles, ou leptocĂ©phales, est la mer des Sargasses, entre les Bermudes et les Antilles. On ne les trouve qu’au printemps et jusqu’au milieu de l’Ă©tĂ©, ce qui indique bien que la ponte de l’anguille est printaniĂšre, et des sondages ont montrĂ© que la ponte et l’incubation se rĂ©alisaient vers 500 mĂštres de profondeur, Ă l’obscuritĂ©, Ă une tempĂ©rature d’environ 16°. DĂšs la ponte, les larves montent Ă 10 ou 20 mĂštres de la surface et se laissent porter par les courants marins, notamment le Gulf Stream, qui les entraĂźne vers l’Europe. La durĂ©e de ce voyage sera de deux ans et demi, et la croissance des leptocĂ©phales, qui se nourrissent uniquement de plancton, est extrĂȘmement lente, puisqu’ils ne mesurent que 2cm,5 la premiĂšre annĂ©e, 5 centimĂštres la deuxiĂšme et 7 Ă 8 centimĂštres la troisiĂšme, au moment oĂč ils vont se mĂ©tamorphoser en civelle. Cette mĂ©tamorphose se fait lorsque les leptocĂ©phales arrivent au-dessus des grands fonds, au large des cĂŽtes europĂ©ennes ; l’animal, qui ressemble Ă une feuille de saule minuscule ou Ă une sorte de petite sole complĂštement incolore, devient cylindrique. On possĂšde des sujets capturĂ©s montrant tous les stades de la transformation. Alors que le leptocĂ©phale est un poisson extrĂȘmement mou et paresseux, la civelle est, au contraire, vigoureuse et agile, ne se laisse plus porter par le courant, mais nage vigoureusement vers les cĂŽtes. Elle arrive en octobre sur les cĂŽtes du Portugal, en novembre sur les cĂŽtes françaises atlantiques, en dĂ©cembre et janvier vers la Loire, en fĂ©vrier et mars dans la Manche et en Angleterre, en avril ou mai au Danemark et en SuĂšde.
Alors nous arrivons au phĂ©nomĂšne bien connu de la montĂ©e des civelles ou pibales, que tous les pĂȘcheurs de la MĂ©diterranĂ©e ou de l’Atlantique connaissent bien et qu’ils capturent par millions. Cette remontĂ©e se fait avec une obstination remarquable. Les anguilles nagent en un immense cordon tout le long des bords des riviĂšres et colonisent sans arrĂȘt toutes les sources d’eau qu’elles rencontrent. Cette migration dure deux, trois ou quatre mois. On voit des civelles grimper dans la mousse humide des barrages, s’introduire dans les tuyauteries, ce qui explique la prĂ©sence d’anguilles dans des mares isolĂ©es ou des rĂ©servoirs d’eau sans communication apparente.
DĂšs que la civelle se trouve en eau douce, elle se mĂ©tamorphose en quelques jours. Son corps, incolore et semblable Ă du verre simplement marquĂ© par la raie noire de la colonne vertĂ©brale et quelques filets sanguins, se pigmente et prend une couleur brune ; c’est, dĂšs lors, un poisson d’eau douce qui mettra une dizaine d’annĂ©es Ă devenir adulte si notre civelle est un futur mĂąle, ou une quinzaine d’annĂ©es si c’est une future femelle.
Je passe sur la biologie de l’anguille en eau douce, que tout le monde connaĂźt bien, sur sa voracitĂ©, sur son rĂ©gime alimentaire, et je donne en gros les rĂ©sultats scientifiques concernant sa maturation sexuelle et sa descente Ă la mer.
Il semble que le sexe dĂ©pende en grande partie du milieu extĂ©rieur, que les anguilles femelles (les plus grosses, atteignant jusqu’Ă 2 et mĂȘme 3 kilogrammes) soient les moins nombreuses. Peu avant la migration, les anguilles mangent considĂ©rablement, accumulent des rĂ©serves, puis cessent de manger et se mĂ©tamorphosent : l’appareil digestif se rĂ©duit, le corps se pigmente et prend sa couleur argentĂ©e, et se produit alors la migration vers la mer. C’est Ă ce moment que les pĂȘcheurs professionnels les capturent en masse et qu’ils capturent en mĂȘme temps quelques anguilles n’ayant pas revĂȘtu leur livrĂ©e de migration. Ils croient dur comme fer Ă l’existence de deux sortes d’anguilles, et non Ă la rĂ©alitĂ© d’une seule et mĂȘme espĂšce, comportant robe normale et robe de noces.
Il n’est pas douteux, actuellement, que la mer des Sargasses soit le seul endroit oĂč se fait la reproduction. On ignore toutefois ce que deviennent les anguilles aprĂšs la ponte. On n’a jamais constatĂ© leur retour en eau douce ; il est donc probable qu’elles meurent aprĂšs l’acte sexuel.
Tels sont les faits contrĂŽlĂ©s et absolument irrĂ©futables. J’ai longtemps discutĂ© de cette question avec les pĂȘcheurs professionnels et les marins, je leur ai longtemps indiquĂ© tous ces faits, sans rencontrer bien souvent auprĂšs d’eux qu’une sorte de scepticisme poli, si ce n’est une ostensible incrĂ©dulitĂ© ; pourtant tels sont les faits scientifiques que des recherches les plus rĂ©centes ont permis d’Ă©tablir et qu’il n’est plus permis de nier.»
Infos source
- Source : Le Chasseur Français N°650 Avril 1951 Page 216
- Auteur : L. LARTIGUE.
- Titre : La reproduction des anguilles
- Rubrique : La pĂȘche
En résumé
MalgrĂ© les progrĂšs scientifiques, la reproduction des anguilles conserve une part de mystĂšre. Si lâon sait dĂ©sormais quâelles frayent dans la mer des Sargasses et que leur cycle migratoire est dâune complexitĂ© remarquable, bien des pĂȘcheurs restent sceptiques face Ă ces dĂ©couvertes. Pourtant, les faits sont lĂ , irrĂ©futables, et nous rappellent combien la nature peut ĂȘtre Ă la fois rigoureuse et Ă©nigmatique.
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Notes :
đ Pour enrichir ce texte ancien, jâai sĂ©lectionnĂ© quelques images dâĂ©poque et photos personnelles qui Ă©voquent lâambiance ou les techniques dĂ©crites.
â ïž Note : certaines techniques dĂ©crites ici peuvent ĂȘtre aujourdâhui interdites ou rĂ©glementĂ©es. VĂ©rifiez toujours les lois en vigueur avant de pratiquer.
- Schmidt Johannes, « The reproduction and spawning places of the fresh-water eel (Anguilla vulgaris) », Nature, 89, 1912 â©ïž
Article publié initialement en 2022.