Dans les pages du Chasseur Français de juin 1950, un passionnĂ© de la mer nous livre un tĂ©moignage saisissant sur la pĂȘche au thon en MĂ©diterranĂ©e et sur les cĂŽtes atlantiques. Entre madragues tunisiennes et lignes bretonnes, ce rĂ©cit dâĂ©poque nous plonge dans une pratique halieutique aussi spectaculaire que pĂ©rilleuse, reflet dâun savoir-faire ancestral et dâune Ă©poque rĂ©volue.
đ° La pĂȘche au thon
«En MĂ©diterranĂ©e, sur les cĂŽtes siciliennes, mais surtout sur les cĂŽtes tunisiennes, des installations dites « madragues 1 » ou « thonaires » attendent l’arrivĂ©e printaniĂšre des grands thons qui ont frayĂ© dans les eaux chaudes de l’Atlantique sud-tropical. Les lignes de migrations sont constantes et les madragues sont bĂąties sur un point de la cĂŽte oĂč ces lignes sont trĂšs proches du rivage, quelques centaines de mĂštres.
Des filets solidement ancrĂ©s ou des lignes de pieux sont Ă©tablis perpendiculairement au rivage. Les bancs de thons arrivĂ©s sur l’obstacle, le longent et trouvent, Ă l’extrĂ©mitĂ© situĂ©e vers le large, un passage Ă chicanes qui les conduit vers un dispositif en forme de nasse qu’on appelle « la chambre de mort », oĂč ils restent enfermĂ©s. En somme, c’est, en plus grand, le principe des petits barrages de la Loire pour la capture des aloses et des saumons de montĂ©e, ou des filets dits « trappnetz » qu’emploient les pĂȘcheurs du lac de Constance et surtout de l’Untersee, pour capturer les brochets lors de leur migration de fraye.
Sur un promontoire d’oĂč il peut suivre les opĂ©rations, le patron de pĂȘche, que, dans les thonaires tunisiennes telles que celles du cap Bon et du cap ZĂ©bib, on appelle le « raĂŻs », observe l’arrivĂ©e des bancs de thons et dĂ©cide du moment oĂč il y a assez de thons dans la chambre de mort pour dĂ©cider du jour de la mise Ă mort ou « matance ». C’est alors un spectacle inoubliable, sous le ciel bleu et sur l’eau indigo de la MĂ©diterranĂ©e, que de voir les pĂȘcheurs qui entourent la chambre de mort relever lentement les filets qui en tapissent le fond et les cĂŽtĂ©s. Les thons, Ă©normes, de 50 Ă 300 kilos, se dĂ©battent, filent comme des flĂšches, sautent et se trouvent bientĂŽt Ă peine Ă 1 mĂštre d’eau. Alors commence le massacre.
ArmĂ©s de crocs, d’anspects, de harpons, les pĂȘcheurs excitĂ©s, poussant des hurlements, harponnent les thons et les tuent Ă bord de leurs pontons. L’eau bouillonne, devient rouge du sang des victimes qui, accrochĂ©es, sont tirĂ©es par plusieurs hommes sous les Ă©claboussements, et assommĂ©s dans les barques. PĂȘche dangereuse oĂč souvent des hommes sont prĂ©cipitĂ©s Ă l’eau, ont des membres cassĂ©s ou se blessent avec leurs armes.
Il n’est pas possible, sur nos cĂŽtes atlantiques, de construire, en raison des marĂ©es, des pareilles installations fixes ; aussi la pĂȘche au thon se fait-elle, de temps immĂ©morial, Ă la ligne. Les pĂȘcheurs basques et bretons y sont passĂ©s maĂźtres.
Au dĂ©but de l’Ă©tĂ©, apparaissent dans le golfe de Gascogne les premiers thons qui viennent y pourchasser les bancs de sardines. Alors les pĂȘcheurs de sardines de Saint-Jean-de-Luz, que viennent rejoindre les Bretons, abandonnent les sardines et, Ă bord de leurs petits bateaux, autrefois Ă voile, aujourd’hui Ă moteur, montent leurs lignes Ă thons.

L’ancienne mĂ©thode est la pĂȘche aux leurres artificiels Ă la traĂźne ; depuis deux ans Ă peine la mĂ©thode amĂ©ricaine de pĂȘche Ă la sardine vivante a fait son apparition et a obtenu un succĂšs foudroyant. Nous l’examinerons ensuite. La pĂȘche Ă la traĂźne, toutefois, est celle qui est encore employĂ©e par beaucoup de pĂȘcheurs bretons et encore quelques pĂȘcheurs basques.
L’engin le plus primitif est une sorte de cuillĂšre, ou plutĂŽt de grosse mouche artificielle ; autour d’un Ă©norme hameçon robuste, de 5 Ă 6 centimĂštres de long, on attache des filaments de feuilles de maĂŻs, ou, plus exactement, on prend la spathe qui les entoure et on la lacĂšre finement en fibres longues de 10 Ă 12 centimĂštres qu’on attache autour de la hampe de l’hameçon ; c’est donc une sorte de mouche qu’on agrĂ©mente par un pompon rouge ou que l’on colore de teintes criardes. L’hameçon est attachĂ© Ă un fil d’acier.
Avec un petit bateau long de 8 Ă 10 mĂštres et portant de 7 Ă 8 marins et 4 ou 6 lignes, passĂ©es par des anneaux de vergues, le bateau marche Ă 4 ou 6 nĆuds Ă l’heure, les lignes pĂšchent Ă 50 ou 60 mĂštres du bateau, et l’on part Ă la recherche des bancs de thons qui s’approchent parfois Ă 1 mille des cĂŽtes, mais qui, normalement, se trouvent de 3 Ă 10 milles des cĂŽtes. Les bancs de thons sont visibles loin par mer calme, car on les voit sauter, faisant de blancs moutons sur la mer gĂ©nĂ©ralement bleue.
La touche est trĂšs brutale, et le thon, halĂ© de force par deux marins, est gaffĂ© contre le flanc du bateau. Il s’agit, en gĂ©nĂ©ral, de petits thons de 10 Ă 50 kilos, les thons plus gros Ă©tant plus rares et cassant souvent, thons vrais ou rouges et thons blancs ou germons, ces derniers parfois plus nombreux que les autres ; la pĂȘche a Ă©tĂ© perfectionnĂ©e il y a une dizaine d’annĂ©es par l’emploi de la grosse cuillĂšre ondulante, longue de 15 Ă 18 centimĂštres et munie Ă l’arriĂšre d’un gros hameçon soudĂ© Ă la palette. Dans les deux cas, la pĂȘche n’est efficace que si le bateau file de 4 Ă 8 nĆuds.
Telle Ă©tait la pĂȘche au thon jusqu’Ă il y a deux ans, jusqu’Ă la rĂ©vĂ©lation entraĂźnĂ©e par la pĂȘche amĂ©ricaine Ă la sardine vivante. C’est tout simplement la pĂȘche au vif, bien connue des pĂȘcheurs d’eau douce. La principale difficultĂ©, c’est de se procurer le vif, c’est-Ă -dire 200 ou 300 kilos de sardines vivantes par bateau de 8 Ă 10 pĂȘcheurs ; actuellement, on n’a pas encore trouvĂ© le moyen de garder la sardine vivante d’un jour Ă l’autre, et il faut la capturer le matin mĂȘme de la pĂȘche, ce qui retarde Ă midi ou quatorze heures le dĂ©part pour la pĂȘche au thon proprement dite ; les sardines vivantes sont mises dans une sorte de vivier Ă trop-plein contenant 1 Ă 2 mĂštres cubes d’eau de mer, constamment renouvelĂ©e par pompage.
DĂšs que le filet Ă sardines, dit « bolinch » Ă Saint-Jean-de-Luz, a capturĂ© les 10 Ă 20.000 sardines nĂ©cessaires, le bateau part Ă toute allure vers le large. Enfin, un banc de thons est repĂ©rĂ© ; le moteur arrĂȘtĂ©, le bateau file sur son erre et arrive doucement au milieu du banc. Les deux appĂąteurs jettent des sardines vivantes et bientĂŽt, sous le bateau, apparaissent, filant comme des torpilles Ă deux mĂštres sous l’eau, les fuseaux sombres des thons happant leurs proies. La ligne se compose d’un fil d’acier de 50/100 et de trois fils de nylon tressĂ©s de 50 Ă 75/100 avec un trĂšs fort hameçon qui reçoit la sardine vivante piquĂ©e dans le dos. La canne, longue de 4 mĂštres environ, porte attachĂ©e Ă sa base une forte corde lovĂ©e aux pieds du pĂȘcheur, ou bien cette corde est attachĂ©e en haut de la canne et passe alors par une poulie avant de venir se lover sur le pont. Le pĂȘcheur descend alors sa sardine Ă 1 ou 2 mĂštres de fond, et c’est trĂšs vite la touche brutale. Pas question de sport avec le professionnel, le thon de 30 Ă 50 kilos qu’il tue reprĂ©sente environ 5.000 francs 2 qu’il s’agit de mettre dans son portefeuille au plus vite, car le banc de thons ne reste pas longtemps en place. Et, bientĂŽt, un ou deux marins placĂ©s derriĂšre celui qui tient la canne halent comme des sourds et, en quelques secondes, le thon voltige par-dessus bord ; si c’est un gros dĂ©passant 40 Ă 50 kilos, il est gaffĂ© au prĂ©alable et aussitĂŽt assommĂ©. La ligne est ensuite remise en place.
Il faut changer la sardine toutes les deux ou trois minutes ; cependant, les appĂąteurs jettent des sardines vivantes en abondance pour fixer le banc de thons. Sur le coup, en vingt minutes, c’est vingt, trente, quarante thons qui peuvent ainsi ĂȘtre capturĂ©s, et bien souvent il y a autant de casse Ă bord avec la consĂ©quence de deux marins qui s’affalent sur le pont.
Puis, trĂšs vite, le banc de thons a disparu ; il faut alors remettre en marche et partir Ă sa recherche.
Il est courant, Ă Saint-Jean-de-Luz, de capturer de 100 Ă 150 thons par petit bateau, soit 200.000 Ă 300.000 francs 3 de poisson pour un bateau de dix hommes. C’est une pĂȘche harassante et, je le rĂ©pĂšte, il n’est pas question de sport. Les marins emmĂšnent d’ailleurs rarement des amateurs, car la pĂȘche au thon rapporte trop et il m’a fallu de nombreux appuis locaux pour pouvoir embarquer.
Nous parlerons de la pĂȘche sportive du thon dans une prochaine chronique et des possibilitĂ©s qu’elle offre aux sportifs qui, malheureusement, doivent ĂȘtre assez fortunĂ©s pour pouvoir la pratiquer.»
Infos source
- Source : Le Chasseur Français N°640 Juin 1950 Page 345
- Auteur : LARTIGUE.
- Titre : La pĂȘche au thon
- Rubrique : La pĂȘche
En résumé
Quâelle soit pratiquĂ©e dans les eaux chaudes de la MĂ©diterranĂ©e ou dans les courants agitĂ©s de lâAtlantique, la pĂȘche au thon reste un art rude et passionnant. Entre savoir-faire ancestral et innovations modernes, elle tĂ©moigne de lâingĂ©niositĂ© des pĂȘcheurs et de leur lien profond avec lâocĂ©an.
Articles liés :
- đ Le thon rouge
Notes :
đ Pour enrichir ce texte ancien, jâai sĂ©lectionnĂ© quelques images dâĂ©poque et photos personnelles qui Ă©voquent lâambiance ou les techniques dĂ©crites.
â ïž Note : certaines techniques dĂ©crites ici peuvent ĂȘtre aujourdâhui interdites ou rĂ©glementĂ©es. VĂ©rifiez toujours les lois en vigueur avant de pratiquer.
- Une madrague est un filet de pĂȘche fixe, conçu pour la pĂȘche de thons migrant rĂ©guliĂšrement en longeant certaines cĂŽtes, en particulier des thons rouge. â©ïž
- 5000F en 1950 = 150 ⏠â©ïž
- 200.000 Ă 300.000 francs en 1950 = 6000 Ă 9000 ⏠â©ïž
Article publié initialement en 2014.