🟱 Brochet : VoracitĂ© et rĂŽle Ă©cologique (1951)

Depuis des dĂ©cennies, le brochet intrigue pĂȘcheurs et biologistes. DĂšs 1951, le magazine Le Chasseur Français s’interrogeait sur sa prĂ©tendue voracitĂ©. Ce poisson emblĂ©matique des eaux douces rĂ©vĂšle une stratĂ©gie alimentaire Ă©tonnamment sobre et efficace.

📰 Le rîle du brochet

1951

«J’ai, dans une rĂ©cente chronique, donnĂ© quelques prĂ©cisions sur la croissance du brochet. Le tube digestif de ce remarquable vorace des eaux douces a fait l’objet d’Ă©tudes variĂ©es qu’il est bon de connaĂźtre.

La voracitĂ© du brochet est bien rĂ©elle et extrĂȘmement prĂ©coce. L’expĂ©rience de Furhmann est maintenant classique. Furhmann avait mis deux cents alevins de brochets, dĂšs leur Ă©closion, dans un aquarium de plantes aquatiques bien approvisionnĂ© en daphnies et autres petits crustacĂ©s formant le plancton. Les alevins de brochet s’en nourrirent pendant quelques jours, puis dĂ©daignĂšrent cette nourriture et se mirent Ă  se faire la chasse entre eux. En moins d’une annĂ©e, il restait fort exactement un seul brocheton qui avait, directement ou par intermĂ©diaire, dĂ©vorĂ© tous ses compagnons. Sa nourriture Ă©tait d’ailleurs insuffisante, puisque Ă  un an il ne pesait que 16gr,5.

De telles expĂ©riences ont Ă©tĂ© faites trĂšs souvent et ont toujours abouti au mĂȘme rĂ©sultat ou Ă  un rĂ©sultat trĂšs voisin, c’est-Ă -dire que quelquefois il restait deux brochetons de taille et de poids identiques et qui ne pouvaient s’avaler l’un l’autre, ou bien le dernier brocheton crevait pour avoir essayĂ© d’avaler son compagnon dĂ©jĂ  trop gros pour lui.

Revenons Ă  notre brocheton de Furhmann que nous avons laissĂ© Ă  un an pesant 16gr,5. On le nourrit alors de plancton et de petits poissons. Deux mois aprĂšs il pesait dĂ©jĂ  50 grammes. Pour augmenter de 1 gramme, il avait suffit Ă  ce brocheton de manger 2gr,7 de poisson ; son coefficient alimentaire Ă©tait donc de 2,7.

Nous en venons ici au coefficient alimentaire du brochet, c’est-Ă -dire Ă  la quantitĂ© d’aliments qu’il lui faut pour grossir de 1 kilo. On sait que, pour la truite d’Ă©levage, il faut 8 Ă  10 kilos de dĂ©chets de viande et de poisson de mer hachĂ©s pour lui faire gagner 1 kilo. Son coefficient alimentaire est donc de 8 Ă  10. Le brocheton est une machine qui fonctionne avec un bien meilleur rendement que la truite, contrairement Ă  ce que l’on pourrait penser. Des lĂ©gendes ont fait croire qu’il fallait 40 ou 50 kilos de nourriture Ă  un brochet pour grossir d’un kilo ; ceci est faux ; le brochet est un utilisateur remarquable qui transforme, avec le minimum de perte, la chair des petits poissons de faible valeur en chair de brochet de goĂ»t excellent et de haute valeur.

Ce coefficient remarquable de 2,7 Ă  3 n’est valable que pour des poissons trĂšs jeunes, c’est-Ă -dire ceux dont la ration d’entretien est trĂšs faible et dont la ration de croissance est trĂšs profitable. Ce coefficient s’explique par le fait que le brochet dĂ©pense trĂšs peu de sa force musculaire, reste trĂšs longtemps immobile et surtout digĂšre trĂšs lentement.

D’expĂ©riences diverses, il rĂ©sulte que le brochet ne peut avaler qu’un poids de nourriture compris entre un douziĂšme et un vingtiĂšme de son poids, qu’il jeĂ»ne plusieurs jours Ă  la suite et qu’il attend le plus souvent d’avoir digĂ©rĂ© sa proie avant d’en chercher une autre ; c’est la lenteur de la digestion du brochet qui explique le long jeĂ»ne de ce poisson et que, lorsqu’il est gavĂ©, les proies les plus tentantes peuvent lui passer sous le nez sans qu’il manifeste l’intention d’attaquer. C’est Ă  cause de cela qu’il est prĂ©cieux pour l’amĂ©nagement de nos riviĂšres, car ce n’est pas un destructeur nĂ© comme la perche et le black-bass.

Des expĂ©riences ont Ă©tĂ© faites sur des brochetons d’an an, et leurs repas journaliers, soigneusement dĂ©nombrĂ©s, atteignaient, par rapport au poids du brochet, le pourcentage suivant :

Nourriturep. 100
crustacés plancton16 à 17
vers15 Ă  33
larves de moustiques15 Ă  25
crevettes eau douce11 Ă  12
poissons3 Ă  5
Répartition de la nourriture du brochet en pourcentage

Exceptionnellement, il fut constatĂ© l’ingestion d’un poisson faisant 17 p. 100 du poids du brochet.

Il faut noter que, comme chez tous les autres poissons, la nourriture journaliĂšre est trĂšs influencĂ©e par la tempĂ©rature de l’eau. La nourriture trouve son optimum en quantitĂ© Ă  18°, ce qui explique que le brochet mord le plus au printemps et en automne ; en hiver, il mange moins, mais, comme les petits poissons se cachent dans la vase, il a plus de peine Ă  trouver sa nourriture et mord plus facilement aux leurres qu’on lui prĂ©sente.

Des expĂ©riences ont montrĂ© que le meilleur coefficient alimentaire est obtenu lorsqu’il se nourrit de poisson ; Schols a trouvĂ© qu’il atteignait 3 chez le brochet d’un an, c’est-Ă -dire qu’avec 300 grammes de fretin le brochet grossit de 100 grammes. Le coefficient alimentaire croĂźt avec l’Ăąge ; il passe de 3 Ă  4 pour un brochet pesant 1 Ă  2 kilos. Juilerat avait mis en observation, dans un aquarium du TrocadĂ©ro, un brochet pesant 1.150 grammes ; le brochet mangea cinq gardons pesant ensemble 485 grammes, et il grossit de 171 grammes, soit un coefficient alimentaire de 3,9 ; notons Ă  ce sujet qu’il s’Ă©tait Ă©coulĂ© dix jours entre deux repas consĂ©cutifs.

À 3 ou 4 kilos, le brochet a un coefficient alimentaire qui atteint 4 Ă  5 ; mais, Ă  partir de l’Ăąge de sept Ă  huit ans (il pĂšse alors 5 Ă  6 kilos), le brochet n’est plus guĂšre intĂ©ressant pour le pisciculteur : il mange trop et ne grossit pas assez ; son coefficient alimentaire rejoint presque celui de la truite, c’est-Ă -dire 8 ou 10 ; il faut alors l’Ă©liminer, car il devient nuisible.

Puisque nous sommes dans les chiffres, il est bon d’indiquer que le brochet est un animal Ă  digestion lente : un brochet de 62 grammes, ayant avalĂ© un autre brochet de 24 grammes, mit quatre jours pour en digĂ©rer 9gr,5, et la queue fut encore retrouvĂ©e intacte dans son estomac. Enfin, parmi les cas extrĂȘmes de poids et de voracitĂ©, la littĂ©rature anglaise porte le cas d’un brochet, d’un « loch Â» Ă©cossais, pesant 24 kilos, qui avait avalĂ© un saumon de 4kg,5.

Je m’excuse de ces chiffres toujours un peu fastidieux qui ont pour but de rĂ©habiliter le brochet de sa fĂącheuse rĂ©putation. Le brochet n’est pas un dĂ©vastateur, il ne tuera pas pour le plaisir de tuer ; c’est un remarquable transformateur du fretin ; il a un coefficient alimentaire excellent, atteint par aucun autre poisson et qui est prĂšs de la moitiĂ© de celui de la | truite ; il contribue, comme tout vorace, Ă  Ă©liminer les poissons blancs les plus chĂ©tifs et les plus susceptibles de propager les Ă©pidĂ©mies. On voit donc que le brochet est un remarquable Ă©quilibrateur pour nos eaux douces de deuxiĂšme catĂ©gorie ; Ă  ce titre, sa propagation doit ĂȘtre encouragĂ©e dans ces eaux, Ă  l’exception toutefois de celles dans lesquelles, Ă  la suite d’Ă©tĂ©s chauds, il serait susceptible de remonter dans les eaux de premiĂšre catĂ©gorie et de faire de grands ravages parmi les truites.

Évidemment, comme de tout, point trop n’en faut ; l’abondance excessive du brochet, comme on l’a vu dans certains lacs du jura, conduit Ă  la disparition des poissons blancs, puis des perches, puis des truites, et enfin les brochets arrivent Ă  se dĂ©vorer entre eux. L’Ă©quilibre gĂ©nĂ©ral de la riviĂšre exige des espĂšces variĂ©es grĂące auxquelles toutes les ressources de la faune et de la flore aquatique sont utilisĂ©es. On peut estimer que, dans une piĂšce d’eau de deuxiĂšme catĂ©gorie, il ne faudrait pas dĂ©passer la proportion de 20 Ă  25p. 100 de voraces, et le remĂšde contre l’excĂšs de brochets n’est aujourd’hui que trop facile ; la pĂȘche au vif, la pĂȘche au lancer lĂ©ger sont des moyens efficaces, souvent mĂȘme trop efficaces. Aucune sociĂ©tĂ© de pĂȘche ne doit craindre aujourd’hui de trop dĂ©verser de brochets dans ses eaux Ă  poissons blancs.»

Infos source

  • Source : Le Chasseur Français N°656 Octobre 1951 Page 599
  • Auteur : DELAPRADE.
  • Titre : Le rĂŽle du brochet
  • Rubrique : La pĂȘche
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En résumé

Loin du mythe du tueur insatiable, le brochet dĂ©montre qu’il est un rĂ©gulateur Ă©cologique hors pair. Son rendement alimentaire, Ă©tudiĂ© depuis les annĂ©es 1950, reste inĂ©galĂ© parmi les carnassiers. En intĂ©grant ce patrimoine halieutique dans notre regard actuel, nous comprenons que prĂ©server le brochet, c’est protĂ©ger l’équilibre fragile de nos riviĂšres.

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Notes :

📌 Les images illustrant cet article (carte postale ancienne, photo personnelle) ont Ă©tĂ© ajoutĂ©es par mes soins. Le texte original n’en contenait pas.

⚠ Note : certaines techniques dĂ©crites ici peuvent ĂȘtre aujourd’hui interdites ou rĂ©glementĂ©es. VĂ©rifiez toujours les lois en vigueur avant de pratiquer.

Article publié initialement en 2019.

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